Nos mains en l’air (Coline Pierré)

Nos mains en l’air (Coline Pierré)

Résumé de l’éditeur

Victor et Yazel ne devaient pas se rencontrer… L’un né dans une famille de braqueurs, l’autre orpheline sourde recueillie par une richissime tante. Mais l’une et l’autre refusent d’être ce que l’on attend d’eux. Alors, il suffit d’un cambriolage de Victor chez Yazel pour qu’ils se découvrent une fraternité à toute épreuve… et qu’ils s’enfuient à l’étranger, loin de leurs deux familles dingos ! Drôle et émouvant.

Mon avis

D’un côté, Victor, 21 ans, vit avec ses deux frères sous la coupe d’un père malfrat qui a fait de ses fils les auxiliaires dociles de ses méfaits, cambriolages et braquages en tous genres. Pour le père, on est cambrioleur de père en fils, pas de discussion possible. Quant à la mère de Victor, elle a disparu sans laisser d’adresse. Victor est plutôt habile dans son « métier » car il n’est pas bête, mais il ne s’y plaît pas. Il aspire à vivre honnêtement, un désir insensé aux yeux de son père.

« Victor passe sa main sous les mailles fines du collant qu’il a enfilé sur sa tête et se gratte vigoureusement l’arrière du crâne. Il a l’impression de s’être douché avec du poil à gratter. Le tissu appuie sur ses lunettes, dont le verre gauche s’écrase sur ses cils, ce qui déforme légèrement le monde autour de lui. Victor cligne sans cesse des yeux pour essayer de faire le point.

– Tu aurais quand même pu choisir un collant de meilleure qualité, lance-t-il à son père.

– Tu pourras t’acheter tous les bas en soie que tu veux quand tu auras réussi un braquage, mon fils. En attendant, tu te contenteras du premier prix.

Derrière eux, Martial et Achille, ses deux grands frères, éclatent de rire sous leurs bas chics. Ça leur donne l’air d’aliens décharnés. La famille Kouzo a développé une véritable culture du collant et du bas – dont on étudie avec précision la douceur, l’élasticité ou encore le degré de transparence –, qui jure étrangement avec l’autre grande culture familiale : la virilité. Dans la voiture aux vitres fumées où ils attendent l’ouverture de la banque, Victor a l’impression d’être dans une vieille salle de sport étouffante. »

D’un autre côté, Yazel, 12 ans, est une jeune fille sourde dont les parents sont morts dans un accident de la route, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Elle a été séparée de ses grands-parents maternels avec qui elle s’entendait très bien (sous prétexte qu’ils étaient vieux) et a été recueillie par une tante très riche et très froide qui ne l’aime pas, mais Yasel le lui rend bien. Elle n’est pas mal dans sa peau à cause de son handicap, elle aime la vie et est bien décidée à tenir tête à sa tante et à se faire une place dans ce monde dur qui ne l’a pas épargnée.

Comment ces 2 jeunes-là vont-ils se rencontrer ? Victor ne veut pas suivre le destin tracé de son père et de ses frères. Il se déculpabilise de ses méfaits en animant un club d’aide aux victimes de braquages, viols et autres agressions et fait échouer un braquage de son père en faisant semblant de confondre ambulance et police. Furieux, son père lui ordonne de réparer son erreur en lui intimant d’aller cambrioler pendant la nuit un manoir de riches où dort… Yazel. La rencontre pourrait être violente, mais elle est plutôt déroutante : Yazel n’a pas peur et demande à Victor de l’emmener en Bulgarie pour qu’elle puisse s’échapper de son manoir sordide et aller semer les cendres de ses parents là où ils se sont rencontrés. Victor hésite, lui aussi veut aussi s’échapper de son enfer familial, mais il ne connaît pas la jeune fille, prend de gros risques car il a conscience que son geste peut être considéré comme un enlèvement. Après quelques hésitations, il dit oui. Les voilà embarqués dans un road trip entre Angers et la Bulgarie, où les deux héros vont s’apprivoiser, se travestir, mais aussi apprendre à s’assumer et grandir.

« En quelques jours, Victor a fait des progrès impressionnants en LSF [langue des signes française] ; ils passent d’une langue à l’autre en fonction des difficultés, de ce qu’ils veulent dire, mélangeant signes et paroles, doublant parfois l’un avec l’autre pour appuyer ce qu’ils ont à dire. Victor comprend bien, il devine, il suppose, et, tout de suite après, il répète les signes nouveaux pour les imprimer dans son esprit et dans son corps. Les premiers temps, Victor continuait de doubler à voix haute ce qu’il signait, comme un réflexe rassurant, et puis il s’est vite rendu compte que ça l’embrouillait, parce que les deux langues n’ont pas la même syntaxe, la même rythmique. Et quand il se tait, il ne reste plus que ce silence devenu tellement dense et bavard, un silence d’argile qu’ils façonnent avec leurs doigts, leurs mains, leurs mouvements, comme une toile d’araignée invisible qu’ils tissent entre eux.

La grande, l’immense étrangeté pour Victor, c’est ce rapport au corps complètement nouveau, un corps qui n’est plus un espace personnel et intime que l’on montre ou que l’on cache selon ses envies, mais qui devient un moyen de communication, un corps-langage qu’on expose, qu’on laisse dire, qu’on donne même à lire aux autres. Quand on signe, on ne peut pas détourner le regard, se cacher derrière un marmonnement, des mains qui tripotent des trucs et des doigts qui tricotent entre eux, on doit être là tout entier et pleinement tourné vers l’autre. C’est un travail de générosité et de franchise. Pas simple. Mais paradoxalement, c’est reposant. On ne projette pas tant de complexes sur un corps-outil que sur un corps-sanctuaire, on l’investit un peu moins de toutes nos peurs sociales. »

Bien que tout les sépare, Karl, le père de Vic, et Odile, la tante bourgeoise et cupide de Yaz, nouent une alliance de circonstance et se lancent à la poursuite des deux fugitifs, tombés de surcroît sous le coup d’une alerte enlèvement internationale lancée par Odile. Il n’échappera à personne que, vue de l’extérieur, la situation est plutôt scabreuse. En clair, un jeune cambrioleur s’est enfui en voiture avec une fillette à peine pubère, quoique pleine d’aplomb. Heureusement, c’est vu de l’intérieur que l’histoire nous est contée. La relation qui se noue entre Victor et Yazel pendant cette cavale échappe à tous les stéréotypes connus, empreinte de tendres sentiments fraternels, qui conduit les deux jeunes à découvrir un regard enfin empathique sur eux.

« Il y a quelque chose de neuf entre eux. En fait, il y a tout le temps quelque chose de neuf entre eux. Comme si chaque journée était un nouveau fragment de vie, une renaissance. C’est peut-être l’effet du voyage, du mouvement. Se réveiller presque chaque jour dans une nouvelle ville, sans rien d’autre de familier que l’un pour l’autre, comme s’ils flottaient ensemble à la surface de l’existence. Est-ce que c’est cette sorte de douce ébriété que recherchent celles et ceux qui voyagent beaucoup ?

C’est peut-être aussi l’ébahissement d’être encore ensemble, d’être encore là, d’être encore libres, et les contours de l’autre qui continuent à se dessiner plus précisément et à dévoiler leurs subtilités et leurs secrets, comme si de nouveaux membres leur poussaient, avec cette impression qu’ils n’auront pas assez d’une vie pour se connaître vraiment.

Mais à quel moment commence-t-on à savoir qui est l’autre ? Et puis ça veut dire quoi ? Même si elle ne parvient pas à le dessiner, Yazel connaît incontestablement mieux Victor, qu’elle a rencontré il y a une semaine, que sa tante avec qui elle a vécu pendant cinq ans.

Elle repense à ce que disait sa prof de dessin au collège : ne dessine pas ce que tu veux dessiner, dessine les creux, le vide, les absences, le silence. Ça, elle sait faire, regarder le silence.

Alors elle tourne la page et […] dessine ce qui ne se fige pas : la main de Victor qui bouge, la mélancolie qu’elle croise souvent dans son regard, la timidité de ses joues, sa peur de blesser, son air de s’excuser tout le temps. Elle dessine ce qu’elle sait de lui et ce qu’elle ne sait pas, ses silences et ses absences.

[…] En fait, ce qu’il y a de neuf entre eux, c’est ce nouveau silence. Un silence d’une autre texture, d’une densité différente, qui vient oxygéner leur bulle. Ce n’est plus le silence de l’incompréhension, de la fatigue, de la gêne, c’est un silence léger et habité, un silence qu’ils partagent. Peu importe qu’il soit parfois laborieux, maladroit, ou plein de quiproquos. C’est un silence qui les lie, et qui ne lie qu’eux, comme une petite île au milieu de l’océan. »

Nos mains en l’air est un récit initiatique vers l’acceptation de soi et de l’autre, avec comme point de départ la famille. On n’a pas toujours la famille rêvée et on doit se construire avec ça. Mais il y a aussi le thème du handicap. Coline Pierré présente la surdité de la meilleure des manières : sans faux semblant, sans méchanceté, juste tel qu’il est, et ça fait du bien. Tout comme Victor, on apprend à écouter les silences et les respirations. Une lecture tendre et vivifiante sur le pouvoir de l’amitié. Notre point de vue sur le handicap est revu à travers celui de Victor. Il hésite, s’excuse tout le temps, prend Yazel avec des pincettes, ne sait pas quel terme utiliser. Est-ce que « handicapée » est dur à entendre ? Est-ce qu’oublier le handicap de la personne, c’est ne pas la respecter ? Leur relation évolue en même temps que cette acceptation de l’autre dans son entièreté, pour ce qu’elle est et non pour ce qu’on s’imagine qu’elle est. C’est beau, c’est juste, c’est puissant. Un chouette roman !

Le +

  • Yazel est un personnage unique et attachant. Elle aurait pu être détruite par le décès de ses parents ou le mépris de sa tante, mais au lieu de ça, elle fait de son handicap une réelle force.
  • Victor est aussi un personnage attachant : il ne veut pas suivre les traces de son père et souhaite mener une vie honnête, en aidant les personnes victimes de personnes comme son père, c’est touchant.
  • La fin est juste : douce et amère.

Le –

La rencontre entre les 2 héros est un peu improbable et leur décision de partir ensemble en Bulgarie sur un coup de tête me paraît peu crédible : ils ne se connaissent pas, la confiance qu’ils se font me paraît forcée. Mais ça fonctionne quand même : on veut connaître la suite…

Le coin des profs

Le récit ne présente pas de difficulté de lecture et propose d’aborder avec légèreté un thème dur : avoir une famille dysfonctionnelle. Intéressant !

Niveau de lecture

Débutant

Genre

Récit initiatique

Mots clés

Amitié, amour, braquage, communication (difficultés de), déterminisme social, famille, fugue, handicap, manque d’amour, surdité

Vous aimerez ce récit si vous avez aimé…

Le cri de la mouette, Emmanuelle Laborit

Infos pratiques

  • À partir de 13 ans
  • Rouergue
  • 338p.
  • 14,80€
Partager sur vos réseaux sociaux
Les commentaires sont clos.